Les croisades- une analyse marxiste



Les lecteurs réguliers de ce blog savent que je m'intéresse beaucoup au combat contre l'islamophobie en France aujourd'hui. Il est important dans le contexte actuel de comprendre l'histoire des relations entre l'Occident et l'islam. Cet article, écrit il y a quelques années pour la revue Socialisme International, présente pour un public non-spécialiste une analyse marxiste des croisades, qui eurent lieu entre le XIe et le XIIIe siècle de notre ère.


Les croisades — une analyse marxiste
Croisade contre Jihad : impérialisme et résistance dans le Moyen-Orient médiéval
Par Neil Faulkner

Quel est le degré de pertinence de l’image traditionnelle des preux chevaliers guidés par la piété ? Y a t-il quelque chose d’inévitable et d’éternel dans le conflit entre « l’Occident » et « l’Orient » ? Dans quelle mesure les conflits médiévaux peuvent-ils nous aider à comprendre le présent et nous orienter dans notre action future ?
Nos réponses doivent dépendre d’une analyse
1) du féodalisme occidental
2) des premiers États islamiques
3) des dynamiques des conflits qui opposèrent les deux du XIe au XIIIe siècle

Nous devons toutefois commencer par apporter quelques précisions pour remédier à la confusion qui peut naître de l’utilisation du terme « impérialisme » pour analyser des sociétés pré-capitalistes

Impérialisme et temps présent
Les écrits classiques du marxisme sur le concept d’impérialisme capitaliste sont, bien sûr, « L’impérialisme : stade suprême du capitalisme » de Lénine, et « Impérialisme et économie mondiale » de Boukharine. Au coeur de leur argumentation se trouve l’idée que l’impérialisme moderne est le produit de la compétition pour l’accumulation du capital. La compétition conduit à la centralisation et à la concentration du capital ; les grandes entreprises et les usines géantes en viennent à dominer l’économie. L’intensité croissante de la production déplace la compétition à un niveau international. La continuation du profit et de l’accumulation repose alors sur des approvisionnements et des ventes au niveau mondial. L’État acquiert de ce fait un rôle central dans la concurrence capitaliste, ses dépenses militaires et ses guerres visant à faire avancer les intérêts de ses propres capitalistes aux dépens de leurs rivaux. La concurrence économique entre les blocs de capital et la concurrence géopolitique entre les États fusionnent, produisant des confrontations titanesques telles que la première guerre mondiale, la seconde guerre mondiale, et la guerre froide (1).

Rien de cela ne s’applique à « l’impérialisme » antique ou médiéval. Si je continue, au risque de prolonger la confusion, à utiliser le mot, c’est que celui-ci est trop incorporé dans la littérature pour être abandonné, et qu’il n’y a de plus aucune alternative pleinement satisfaisante. Mais il faut bien comprendre que le terme « impérialisme » dans les sociétés pré-capitalistes n’implique rien de plus que l’usage de la force par de puissants États pour en dominer de plus faibles et exploiter leurs ressources. Les dynamiques d’un tel processus restent à débattre ; et ils sont, en fait, radicalement différents de ceux de l’impérialisme capitaliste.

L’observation que nous avons faite de l’entrelacement du capital et de l’État dans le monde moderne, et de la fusion des concurrences économiques et géopolitiques (2), implique que cela n’était pas le cas dans les sociétés pré-capitalistes, ou les premières sociétés capitalistes ; cela a des répercussions énormes.

A l’inverse de la dynamique économique capitaliste, la condition normale d’une économie précapitaliste était la « stagnation » technologique. Le changement y était l’exception, pas la règle : d’occasionnels sursauts d’innovation (répartis sur des décennies ou des siècles) étaient suivis de périodes bien plus longues de stabilité (des siècles ou des millénaires). Par exemple, un nouveau système agricole basé sur la charrue lourde, le fumier, de grands « open fields », et des moulins à eau se développa dans les meilleures terres du centre de l’Angleterre lors de la période anglo-saxonne tardive (850-1066 après J.-C.). Ce système dura plus de 500 ans, puis fut considérablement modifié par les « enclosures » à partir du XVIe siècle et après (3).

L’économie médiévale, était, pour aller vite, essentiellement stable et auto-reproductive (4). En effet, le système agricole centré sur le village médiéval constituait un équilibre réussi, et la régulation et le conservatisme de la vie rurale était une question, non d’arriération, mais de survie. Selon Chris Dyer, professeur d’histoire locale et régionale à l’Université de Leicester :
L’ensemble des régulations [organisant la communauté du village médiéval] comportait des avantages et des restrictions pour tous les individus. Les habitudes de culture et de jachère avaient pour objectif de maintenir un équilibre qui assurait que le grain donne des récoltes raisonnables d’une année sur l’autre. Aucun participant à un tel système n’avait une chance de devenir très riche, mais aucun non plus ne courait le risque de se retrouver entièrement démuni…la terre et les gens travaillaient ensemble en équilibre à l’intérieur du village, et toute transformation avait plus de chance de survenir à l’extérieur des régions villageoises. (5)

La raison de la stabilité des économies pré-capitalistes est assez simple : le changement intervenait lors de crises occasionnelles, d’événements exceptionnels et désastreux qui bouleversaient les cycles de production agricole et d’échanges commerciaux. Le changement n’était pas inscrit dans le fonctionnement normal du système, c’est-à-dire dans une concurrence économique directe enracinée dans les caractéristiques même du système de production. Le changement économique — baptisé « progrès » — était anormal.
L’accumulation économique, par opposition à la simple reproduction, était minimale ou inexistante. Les gens n’étaient souvent pas plus productifs que leurs ancêtres vivant quelques siècles plus tôt. La productivité du travail était statique sur plusieurs générations. Marx lui-même, dans un passage maintes fois cité, se montrait très explicite sur ce contraste entre systèmes économiques capitalistes et pré-capitalistes :

La bourgeoisie ne peut exister sans bouleverser constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales. Au contraire, la première condition d’existence de toutes les classes industrielles antérieures état de conserver inchangé l’ancien mode de production. Ce qui distingue l’époque bourgeoise de toutes les précédentes, c’est le bouleversement incessant de la production, l’ébranlement continuel de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l’instabilité et du mouvement. Tous les rapports sociaux immobilisés dans la rouille, avec leur cortège d’idées et d’opinions admises et vénérées, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant même de se scléroser. Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané, et à la fin les hommes sont forcés de considérer d’un œil détrompé la place qu’ils tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels. (6)

Cependant, la compétition jouait également un rôle premier dans les sociétés pré-capitalistes. Les mondes antiques et médiévaux étaient divisés en entités politiques rivales qui s’affrontaient fréquemment. Aucune classe dirigeante pré-capitaliste ne pouvait se permettre de négliger sa préparation militaire si elle souhaitait conserver ses propriétés et ses pouvoirs. De plus, en l’absence d’accroissement de la productivité du travail, le principal moyen d’augmenter le surplus qu’elle s’appropriait, et donc sa capacité militaire, c’était la guerre. Ce n’était pas la richesse perpétuellement croissante des grandes entreprises qui soutenait alors le pouvoir des États rivaux, c’était l’extension de leurs territoires par la conquête, de même que le nombre et la qualité des forces armées qu’elles pouvaient s’offrir. Pour cette raison, les États étaient engagés dans une lutte géopolitique féroce pour accumuler de la puissance militaire (7). Et si la guerre était la méthode principale pour accroître l’appropriation du surplus, l’État était l’agent principal de ce processus. À travers l’État, les classes dirigeantes en compétition s’enrichissaient et accroissaient leur pouvoir aux dépens l’une de l’autre. Une économie globalement stable faisait de ce combat pour le surplus un jeu à somme nul. Pour résumer, l’histoire des sociétés pré-capitalistes était dominée par l’État, la guerre, et un continuel combat géopolitique pour la domination.

J’ai entrepris ailleurs d’appliquer ces idées à l’analyse de l’Empire romain (8). Rome représente un cas extrême de ce que j’ai appelé « l’impérialisme militaire antique » : un système de pillage avec violence dans lequel la guerre, en rapportant de gigantesques quantités de butin (dont les esclaves constituaient une part essentielle), transférait du surplus des ennemis vaincus vers l’élite impériale romaine, accroissant ainsi encore davantage sa capacité militaire, et créant les bases pour des guerres d’agression future. Ce qui suit est une tentative d’analyser le féodalisme occidental, les premiers États islamiques, et les croisades, d’une manière similaire.

La dynamique du féodalisme occidental
Les IXe et Xe siècles furent une période de grande instabilité géopolitique en Europe, en Méditerranée, et au Moyen-Orient. Des rois étaient renversés, des guerres civiles faisaient rage, des villes disparaissaient, le commerce longue-distance déclinait. Les côtes subissaient les assauts répétés des Vikings, des Hongrois, et des Sarrasins. La réponse la plus efficace à cette crise émergea en Europe occidentale, peut-être parce que, comme Chris Harman l’a suggéré, « c’est l’archaïsme même de l’Europe qui lui permit d’échapper aux grands empires » (9). Sans le poids mort de puissants groupes d’intérêts et d’une grande superstructure étatique, la voie était ouverte pour forger un ordre social, politique, et militaire radicalement nouveau. Pour abattre les révoltes internes, défendre les frontières contre les raids, et pour l’emporter sur les armées des rois rivaux, les dirigeants médiévaux prirent le contrôle de la terre et la distribuèrent à leurs fidèles en échange d’un soutien militaire. Ils créèrent une hiérarchie de seigneurs plus ou moins grands, des barons aux chevaliers, liés ensemble par des liens personnels d’hommage et de vassalité. Pour le dire autrement, ils créèrent un corps extrêmement puissant d’hommes armés en faisant reposer l’État sur la propriété privée de la terre.

Le duché de Normandie, un état créé au Xe siècle par des Vikings, est un exemple extrême du nouvel ordre féodal (10). Le pouvoir y était très fortement concentré. Le seigneur était le propriétaire légal de toute la terre, et c’étaient ses fidèles, souvent des membres de sa famille, qui tenaient les grands domaines. Ces hommes demeuraient ses vassaux, ses lieutenants, et pouvaient être déchus aussi vite qu’ils avaient été élevés s’ils perdaient les bonnes grâces de leur maître. À l’échelon inférieur, la terre était encore subdivisée en fiefs capables d’entretenir un cavalier, chaque fief constituant un domaine avec un revenu suffisant pour libérer un homme du travail, lui permettre de se consacrer entièrement à la guerre, à l’entraînement militaire, ainsi que de se procurer les chevaux, les armures de côte de mailles, et l’armement pour cavalier lourd. Ceci constituait le cœur de l’État normand : plusieurs milliers de cavaliers entièrement équipés, organisés en troupes seigneuriales, liés entre eux par des liens de loyauté personnelle et de dépendance, et fondant leur pouvoir sur le contrôle et la richesse de domaines fonciers.

En liant propriété terrienne et service militaire, le féodalisme a forgé un lien étroit entre l’État et la classe dirigeante. Cela permit également que la base agricole du système soit efficacement gérée, puisque le maintien du rang dépendait partiellement de la bonne gestion des domaines. Mais il y avait des dangers. Le système était intrinsèquement instable. Le pouvoir de l’État était directement lié au nombre de fiefs et de chevaliers contrôles par le dirigeant, intensifiant le combat entre entités politiques rivales pour le contrôle de la terre. De plus, pour éviter que les fiefs ne se divisent et cessent de pouvoir supporter un chevalier, la primogéniture, par laquelle l’aîné héritait de tout le domaine, était la règle. Les fils les plus jeunes devaient donc se battre pour leur place dans le monde. Puisqu’on leur refusait un patrimoine, et qu’ils courraient le risque de perdre leur rang, ils devaient survivre comme mercenaires, ou en s’emparant d’un fief pour eux-mêmes. C’était vrai des chevaliers, des nobles, des princes – tous les rangs de l’aristocratie féodale produisaient des cadets incapables de maintenir leur rang autrement que par l’usage de la force militaire.

Les occasions étaient nombreuses. Guerres civiles et guerres étrangères étaient fréquentes. La compétition pour la terre et le pouvoir maintenait l’aristocratie divisée. D’une part, les princes avaient besoin de plus de terres, plus de fiefs, et plus de chevaliers pour poursuivre leurs combats avec leurs rivaux. D’autre part, les cadets de la caste guerrière cherchaient des subsides, du butin, et des domaines pour se maintenir. La dynamique de l’impérialisme féodal était donc double. Pour empêcher l’élite féodale de s’autodétruire dans des massacres fratricides, les princes tentèrent d’exporter la violence inhérente au système, et de la tourner à leur propre avantage dans des guerres de conquête étrangère. Ce fut cette logique qui donna naissance aux croisades. Quand le pape Urbain II lança l’appel à la première croisade au concile de Clermont le 27 novembre 1095, il évoquait clairement l’anarchie militaire menaçant le royaume chrétien :

Que ceux qui ont l’habitude de mener des guerres privées contre des croyants marchent sur les infidèles, dans une guerre qui doit débuter aujourd’hui, et se terminer par une victoire. Que ceux qui ont été des brigands soient maintenant des soldats du christ. Que ceux qui ont combattu leurs frères et leurs parents se battent maintenant aux côtés de la justice et contre les barbares. Que ceux qui se sont stipendiés pour de vils travaux accèdent maintenant à la récompense éternelle… (11)

La consolidation du féodalisme occidental dans son cœur géographique en venait à reposer sur le massacre et le désordre à l’extérieur. L’armée féodale n’était pas une arme qui puisse être remise dans son fourreau. La violence était inhérente au système, ce que les peuples de l’Europe médiévale et du Moyen Orient payèrent au prix fort.

Au milieu du XIe siècle, l’État Normand, ayant achevé un haut degré d’unité et de cohérence, devint agressivement expansionniste (12). Sous le duc Guillaume (le futur Guillaume le Conquérant) la colonisation de la basse Normandie fut complétée, plusieurs territoires furent conquis au sud de la province, la suprématie était recherchée ou obtenue dans les États voisins ; la Bretagne, le Ponthieu, Boulogne, la Flandre, et le comté du Maine, furent entièrement annexés. Entre-temps, des aventuriers normands s’étaient emparés du sud de l’Italie (1053), puis de la Sicile (1072). Ils étaient arrivés au début du XIe siècle pour s’engager comme mercenaires, puis en une génération s’étaient organisés dans une entité politique puissante sous la direction de Robert et de Roger Guiscard. À la génération suivante, après avoir vaincu les diverses forces lombardes, byzantines, papales, et arabes qui s’opposaient à eux, ils établirent leur hégémonie. Avant que ces conquêtes ne soient achevées, l’Angleterre anglo-saxonne avait été défaite par un autre groupe d’aventuriers normands, cette fois mené par le duc Guillaume lui-même. Cela fut suivi d’attaques contre l’Irlande, le pays de Galles, et l’Écosse, et en Angleterre par l’expropriation de toute l’aristocratie anglo-saxonne, dont seulement cinq membres importants vivaient encore en 1087 au moment du célèbre « recensement de Domesday ».

La violence féodale était contradictoire. Elle était bien sûr essentielle à la survie des États féodaux, puisque l’armée défendait les terres, conquérait de nouveaux territoires, et maintenait l’ordre interne. Mais la violence avait sa dynamique propre et la capacité de réduire l’ordre féodal à néant. Des mécanismes d’évacuation de la pression étaient donc nécessaires pour se débarrasser de la violence excédentaire.

Les limites de la civilisation islamique
Dans le siècle qui suivit la mort du prophète (632 après J-C), les armées arabes s’élancèrent à travers tout le Moyen-Orient, l’Afrique du nord, et l’Espagne, et créèrent un vaste empire dirigé par les califes (« successeurs ») Omeyyades, résidant à Damas. Ils étaient inspirés par l’Islam, une synthèse radicalement nouvelle des croyances judéo-chrétiennes établies de longue date dans les cités marchandes de Médine et de La Mecque à l’Ouest de la péninsule arabique. Dépassant les conflits traditionnels, l’Islam associa les tribus du désert et les marchands urbains dans une puissante alliance qui surgit d’Arabie après la mort du prophète Mahomet. Au Nord se trouvaient l’empire byzantin et celui des Sassanides, le premier contrôlant les territoires aujourd’hui turques et syriens, le second les territoires irakiens et iraniens. Ces deux systèmes impériaux avaient été gravement affaiblis par une guerre très dure qui les avait opposés de 603 à 628.

Le fardeau de l’investissement militaire, qui avait sapé les fondements socio-économiques des anciens empires depuis au moins le IIIe siècle après JC, devint sclérosant. Le déclin et l’effondrement peuvent être retracés avec précision par l’archéologie des anciennes cités. Le IIe siècle fut le grand âge de la construction monumentale. Du IIIe au Ve siècle, on constate une prospérité réduite, une population en baisse, et une réorientation des ressources vers la fortification. La ville typique de la première époque byzantine comprenait un centre récemment fortifié, dominé par des églises, et entouré par des périphéries du IIe siècle abandonnées par la suite. Au VIe siècle, même cette partie centrale périclitait, et les cités étaient « à peine plus que des centres administratifs » (13). Les Arabes, bien accueillis par les populations locales qui souffraient de la taxation, des corvées, et de l’insécurité militaire, eurent des victoires faciles. Les seigneurs arabes et leurs troupes se trouvèrent les héritiers de riches civilisations, non seulement celles de Syrie et d’Irak, mais aussi d’Égypte, de Tunisie, d’Espagne, de Sicile, et d’ailleurs. Les réussites de ces civilisations furent vite appropriées, et le monde arabe put bientôt se vanter d’une vaste irrigation agricole, un artisanat urbain avancé, un système bancaire dynamique, et une forte tradition universitaire, littéraire, et artistique. Par comparaison, l’occident était véritablement en plein « âge sombre ».

Au départ, le grand espace que les Arabes avaient conquis resta, au moins formellement, une seule entité géopolitique sous le pouvoir des califes omeyyades de Damas (661-750). Mais la géographie du nouveau monde arabe impliquait l’existence de différentes unités économiques naturelles, dans lesquelles des classes dirigeantes distinctes avec leurs intérêts propres se développèrent rapidement (14). De plus, la distance limitait l’efficacité du pouvoir Omeyyade. Comment des armées situées à Damas pouvaient-elles espérer contrôler Bagdad, le Caire, Tunis, ou Fez ? Ce n’était d’ailleurs pas l’unique problème. Les Omeyyades représentaient l’aristocratie militaire arabe qui avait mené les premières conquêtes islamiques et s’était ensuite installée dans les anciennes cités impériales de Syrie. Leur pouvoir était de plus en plus mal perçu par d’autres sections de la population, et en particulier pas les convertis récents dans les cités du monde arabe élargi. Le résultat, comme Chris Harman l’a expliqué, fut la révolution des Abassides :

Auparavant, l’empire avait été dirigé par une aristocratie militaire exclusivement arabe, dont les origines remontaient à la guerre et à la conquête pour le tribut. Sous les Abbassides, l’Islam devint une religion authentiquement universelle dans laquelle les arabes et les non-arabes furent progressivement traités identiquement et dans laquelle les origines ethniques ne jouaient plus un rôle central… (15)

Dans la révolution abasside, des rebelles venus d’Iran emmenés par un descendant du prophète levèrent une armée, renversèrent le califat des Omeyyades, établirent une nouvelle dynastie, et posèrent un fondement plus large et plus sûr pour un pouvoir arabe prolongé. Mais il y eut des limites à cette réussite. La société était centrée sur les villes, dans lesquelles le pouvoir se concentrait dans les mains d’une élite composée de fonctionnaires, de marchands, de lettrés, et de clercs musulmans.

Ces communautés, largement autosuffisantes, s’occupaient avant tout d’agriculture, de commerce, et de maintien de la paix et de l’ordre public. Leurs soucis étaient avant tout locaux. Un grand fossé les séparait des califes abbasides qui étaient eux menacés par la sécession de parties périphériques de l’empire, du fait de coups d’état fomentés par des factions mécontentes de la classe dirigeante, ou de révoltes venues d’en bas, soit de fondamentalistes opposés à la corruption des mœurs, soit de sections des masses rurales exploitées (16). L’État islamique de cette époque se construisait donc au-dessus et en-dehors de la société, devenant un mécanisme d’accumulation de puissance militaire voué principalement à perpétuer la domination de la dynastie régnante. Les Omeyyades s’étaient déjà séparés de la société civile en construisant de gigantesques palais et en s’appropriant le luxe des civilisations byzantines et sassanides. Les Abassides accentuèrent encore cette tendance.
L’indépendance de l’État abasside vis-à-vis de la société civile fut symbolisée par la nouvelle cité-palais musulmane de Samarra, construite sur le Tigre 120 kilomètres au nord de Bagdad au cours du IXe siècle (17). S’étendant sur 35 km de rives, elle était plus large que Rome à son apogée, et était couronnée par des mosquées monumentales et des palais gigantesques. Le calife Abasside Al-Mutasim, fondateur de Samarra, fit lui-même construire de 836 à 842 un palais plus grand que le Versailles de Louis XIV. Malgré cela, ses successeurs Abassides en firent construire de nouveaux, Al-Mutawakkil en 849-859, et Al-Mutamid en 878-882.

Dans le siècle qui sépare le règne d’Harun-al-Rachid de l’arrivée au pouvoir d’Al-Mutamid, les califes Abassides passèrent d’une richesse fabuleuse à la banqueroute totale, et perdirent les revenus de plusieurs provinces rebelles. Un des éléments principaux de la recette de ce désastre fut très certainement la création de Samarra, décrit avec justesse comme « un acte de folie à grande échelle ». (18)

Mais il y avait plus dans Samarra que la folie des puissants. Ils se peut que les mœurs des califes aient été corrompues par manque de piété : appât du gain et refus de se priver en rien sont typiques des classes dirigeantes à travers l’histoire. Mais les grands monuments sont aussi une manière d’exprimer le pouvoir : leur taille et leur magnificence sont destinées à impressionner, à intimider, à amener les autres à se sentir peu de chose. Samarra avait aussi cette importance d’être un nouveau centre de pouvoir, éloigné de Bagdad, libérant de ce fait les califes abassides de l’influence prépondérante de l’élite urbaine. De même, ils cherchaient à se libérer de la dépendance militaire à l’ancienne armée tribale, organisant pour la remplacer des armées de mercenaires, principalement turcs, qui étaient logés dans des quartiers spéciaux de Samarra. Au contraire du féodalisme occidental où la propriété de la terre et le service militaire étaient inextricablement liés, et où les nobles et les dirigeants avaient de très forts liens d’allégeance et de dépendance, les premiers États islamiques étaient tributaires. La cour et l’armée vivaient des taxes, principalement celles prélevées sur les populations non musulmanes. Pour cette raison, et en dépit des palais et des mercenaires, les premiers États islamiques étaient faibles. Les tribus et les villes de la société civile arabe généraient de fortes identités et idéologies locales. L’islam rencontrait une très forte adhésion dans tout le monde arabe. Mais les activités de l’État central ne suscitaient pas de sentiments comparables, parce que le pouvoir des califes ne disposait pas d’un réel ancrage dans la société. Par conséquent, l’État était instable, en proie aux coups d’État, aux guerres civiles, et aux tentatives de sécession. Au cours des Xe et Xe siècles, l’unité du monde arabe prit fin. Face au califat abasside de Bagdad s’élevaient un califat fatimide au Caire, un omeyyade à Cordoue, et partout ailleurs une pléiade de potentats locaux indépendants et semi-indépendants. Les conflits à l’intérieur, et entre ces entités politiques, drainaient les trésoreries nationales, et affaiblissaient encore davantage les dirigeants islamiques. Durant le XIe siècle, le califat s’effondra définitivement. Les mercenaires turcs, les Seldjoukides, renforcés par de nouveaux arrivants venus d’Asie centrale, et légitimés par leur conversion à l’islam, s’emparèrent du pouvoir.

C’était une preuve de l’absence d’enracinement social de l’État que les mercenaires puissent en usurper l’autorité politique. La population dans son ensemble, écrasée par les taxes à payer pour les palais, les mercenaires, et les guerres dynastiques, n’avait d’enthousiasme pour aucune des dynasties régnantes. La région restait de surcroît une mosaïque de minorités, de telle sorte que les tensions politiques étaient aisément transformées en résistance de type ethnico-religieux (19). Quand Urbain II lança l’appel à la première croisade en 1095, le Moyen Orient était mûr pour être attaqué.

L’impérialisme féodal et la résistance musulmane (20)
La première crise des Croisades, 1096-1099
L’histoire biséculaire des croisades repose sur deux crises majeures. La première créa les Etats croisés. La seconde, un siècle après, brisa leur pouvoir et les conduisit à leur chute finale. 

La première fut initiée par l’appel du pape Urbain en novembre 1095. L’Eglise, avec des domaines répandus dans toute l’Europe occidentale, était une grande entreprise féodale. Elle maintenait et élargissait ses domaines en compétition avec les princes féodaux séculaires. En conséquent, tout ce qui renforçait l’influence politique de l’Église, telle que la vague de zèle et d’activité religieuse déclenchée par la première croisade, constituait un avantage. Les évêques étaient donc désireux, comme d’autres seigneurs féodaux, de préserver la paix intérieure en exportant le surplus de violence de la caste militaire.


Mais les réponses à l’appel d’Urbain II dépassèrent toutes les attentes. Quatre armées se formèrent rapidement : dans le sud de la France avec à sa tête Raymond de Toulouse ; dans le nord de la France, en Lorraine, et en Germanie, avec Godefroy de bouillon ; dans la région parisienne et la Champagne sous la direction d’Hugues de Vermandois ; et parmi les Normands du sud de l’Italie et de la Sicile avec Bohemond de Tarente. Chaque armée comprenait des centaines de chevaliers ainsi que des milliers de fantassins et d’archers. Les croisés entrèrent en Syrie à la fin de l’année 1097, s’emparèrent d’Antioche en juin 1098, puis de Jérusalem l’année suivante. Partout, même selon le récit de leurs propres historiens, ils massacrèrent, détruisirent, et pillèrent. Hommes, femmes et enfants étaient passés au fil de l’épée alors qu’ils fuyaient de terreur dans les rues des villes conquises. Les prisonniers étaient décapités sans hésitation, les mosquées et synagogues mises à sac. Des chariots entiers étaient remplis avec le butin.

Après la prise de Jérusalem, beaucoup de croisés, qui étaient venus comme pélerins-guerriers pour profiter de l’aventure et du butin, retournèrent chez eux. Les autres restèrent, formant les classes dirigeantes des quatre petits États croisés qui avaient été créés : le comté d’Edesse, la principauté d’Antioche, le comté de Tripoli et le royaume de Jérusalem.

Ce fut la faiblesse islamique qui permit la création de ces États, ils étaient donc très fragiles. La force de la cavalerie lourde féodale donnait une domination tactique sur le champ de bataille, mais les croisés étaient politiquement isolés, et trop étendus spatialement. Seuls 500 chevaliers défendaient la principauté d’Antioche. Pour compenser, les croisés construisaient des châteaux massifs en grand nombre. Imprenables, ces châteaux dominaient le paysage autour d’eux, et ils fournissaient un refuge, une protection, et les approvisionnements à de petits groupes d’hommes armés qui, quand c’était nécessaire, en sortaient pour réaffirmer leur pouvoir. Les châteaux représentaient la violence organisée, ils répandaient la peur autour d’eux. C’était nécessaire car les croisés étaient une petite minorité dans une mer humaine potentiellement hostile.

Le servage – dans lequel le paysan laboureur était lié à un seigneur et à un domaine particuliers – n’était pas une caractéristique essentielle du féodalisme. La relation légale entre le serviteur et le maître revêtait moins d’importance que la division du territoire en fiefs militaires, et un taux d’exploitation suffisant pour supporter une caste militaire. Les croisés maintinrent probablement l’organisation de la propriété foncière en Palestine, mais le taux d’exploitation passa au cran supérieur. Les musulmans payaient maintenant la capitation, auparavant réservée aux non musulmans. Il y eut aussi une lourde taxation de la propriété. Les châteaux furent bâtis par des paysans recrutés de force. Le prélèvement de l’impôt foncier était organisé comme une opération militaire. Pour compléter le tableau, beaucoup des croisés, particulièrement ceux qui se trouvaient aux frontières des États, étaient de vrais barons-voleurs, qui complétaient leurs revenus en attaquant les pèlerins, les caravanes, et les localités. Construits en terres conquises et dirigés par de petites élites militaires, les États croisés ne pouvaient survivre que par la terreur et la surexploitation. C’est seulement de cette manière qu’ils pouvaient obtenir les approvisionnements, les mercenaires, et les fortifications nécessaires à leur survie.

Mais la rancune accumulée prit du temps pour se trouver une orientation et une organisation. Le monde islamique avait été pris par surprise. Il avait été soudainement frappé par un « blitzkrieg féodal ». La classe dirigeante islamique était paralysée par la désunion politique et la faiblesse militaire. Beaucoup cherchaient à nouer des alliances opportunistes avec les croisés. D’autres voulaient simplement rester inactifs. Peu s’engageaient dans la résistance. Durant toute une génération, les croisés gardèrent l’avantage.

La seconde crise des croisades, 1185-1192
Laisser faire n’était pas une option plausible pour la plupart des dirigeants islamiques, du moins sur le long terme. Les croisés restaient des voisins agressifs et prédateurs. Pour assurer leur sécurité, ils continuaient pillages et annexions. La menace d’une attaque des croisés sur Alep (dans le nord de la Syrie) obligea son dirigeant à s’allier avec Mossoul (dans le nord de l’Irak). Les deux États s’unirent en 1128 sous la direction de Zengi, et en 1144 la cité d’Edesse avait été reprise et le premier des quatre États croisés détruit. La seconde croisade de 1146 à 1148 fut une réponse directe à la contre-offensive islamique. Mais elle se termina par un désastre, mettant fin au mythe de l’invincibilité croisée, et elle posa les bases d’un sursaut plus puissant de la résistance islamique. Sous Nouredine, fils et successeur de Zengi, Damas et le sud de la Syrie furent unis au sein d’un nouvel État, alors que la principauté d’Antioche était réduite à une minuscule enclave côtière autour de sa capitale. De grande importance fut l’appel au djihad que Nouredine, homme pieux, lança contre les croisés.

Aujourd’hui, l’idéologie du djihad est réactionnaire. Pour ceux engagés dans les combats contre le racisme et l’impérialisme, c’est une barrière à la compréhension et à l’efficacité politiques. Mais dans le monde pré-capitaliste et pré-Lumières du XIIe siècle, la religion était un langage dans lequel les hommes et les femmes discutaient de leur monde et des manières de le changer. À un certain niveau, Nouredine était un des nombreux chefs des classes dirigeantes chrétiennes et musulmanes engagés dans un combat pour le pouvoir entre des États rivaux. Mais à un autre niveau, il était le leader d’une insurrection anti-impérialiste. Plus brave que ses rivaux, et désireux de chevaucher la révolte populaire pour faire avancer sa cause, il lança le slogan de guerre religieuse comme un moyen de mobiliser les masses musulmanes dans ce qui est l’équivalent médiéval d’une « lutte de libération nationale ». Nouredine n’était pas seulement en train de construire un nouveau super-Etat islamique, il menait une insurrection populaire pour repousser les envahisseurs. Ces deux objectifs étaient complémentaires. Tous deux étaient une réponse aux problèmes posés par les états croisés. Tous deux contribuaient à les résoudre.

Nouredine, qui était aussi un dévot religieux, considérait le Djihad comme idéologie et comme politique. L’idéologie développait trois points essentiels : le fossé entre Francs [croisés] et Musulmans ; une protestation contre l’indifférence des contemporains à ce fait ; et un appel à la guerre sainte. Zengi avait commencé à articuler ces idées. Il avait insisté sur l’absolue nécessité de mener une guerre d’offensive contre les Francs, sans tergiverser, et jusqu’à la mort ou jusqu’à leur complète disparition. Nouredine élabora une théorie complète de l’idée de Djihad, concevant un chemin politique précis, et mettant en place une organisation étendue pour assurer son expansion. Il souligna la sainteté particulière de Jérusalem et de la terre sacrée, et le moyen de rétablir l’unité politique du Proche-Orient islamique comme phase préliminaire de l’expulsion des Francs. Le Djihad s’appuyait donc sur un fort mouvement spirituel qui se développait depuis un siècle – le rétablissement du Sunnisme – et qui devint la base d’un important mouvement populaire. (21)

Le combat contre l’impérialisme féodal procédait donc d’une logique dictée par la nature de l’État, de la société, et de l’idéologie dans le monde islamique d’alors. Ce ne fut cependant pas Nouredine, mais Saladin qui mena le djihad à la victoire. Déterminé à unir la Syrie et l’Egypte, Nouredine lança une expédition militaire contre la dynastie fatimide au pouvoir au Caire. Arrivant au pouvoir quelques temps après la conquête de l’Egypte en 1169, Saladin, un général d’origine turque, adopta le titre de « roi » (malik), et poursuivit une politique indépendante en relation avec Nouredine et ses successeurs. L’union de la Syrie et de l’Egypte fut donc repoussée en raison des rivalités entre dirigeants islamiques. Saladin était cependant le véritable héritier de Nouredine, suivant l’appel au Djihad et prenant l’offensive contre les croisés. Accroissant de cette manière son soutien parmi les musulmans, il fut capable en 1183, après la mort de Nouredine, de prendre le contrôle de la Syrie. Tout était donc prêt pour que se joue la confrontation finale entre Croisade et Djihad. Les conquêtes de Saladin entre 1185 et 1189, culminant avec la reprise de Jérusalem en 1187, modifièrent la carte du Moyen-Orient aussi profondément que l’avait faite la première croisade un siècle auparavant.
La bataille décisive se déroula à Hattin en Galilée le 4 juillet 1187. Elle résuma l’ensemble de la lutte. Saladin avait assemblé l’armée musulmane la plus importante jamais levée contre les croisés – 30000 hommes, dont une cavalerie lourde, des nuées d’archers à cheval, et des milliers de volontaires djihadistes. En reculant devant l’avance des croisés, et en les harcelant avec ses archers à cheval, Saladin conduisit les croisés, en pleine canicule de juillet, dans un territoire où les puits étaient asséchés. C’est seulement quand les hommes et les chevaux furent assoiffés qu’il engagea le combat, bloquant la route du lac Tibériade et se préparant à tenir sa position. Pour accabler les croisés encore davantage, ils mirent le feu à la végétation desséchée qui les entourait. Les croisés lancèrent une série de charges de cavalerie lourde –leur tactique traditionnelle –mais cette fois ils étaient trop faibles, trop peu nombreux, et faisaient face à des adversaires trop confiants et déterminés. À la fin du jour, les survivants se rendirent. La totalité de l’armée du royaume croisé de Jérusalem avait été détruite.

Au cours de la chute des forteresses et des villes croisées, il n’y eut pas de massacre général. Parmi les prisonniers pris à Hattin, seul un noble-bandit connu pour ses méfaits antérieurs fut exécuté (par Saladin en personne), et avec lui les Templiers et les Hospitaliers, moines-guerriers qui avaient mené une guerre génocidaire fanatique. Mais il n’y avait rien de comparable avec les massacres des populations d’Antioche et de Jérusalem perpétrés lors de la première croisade. La différence n’était pas due à un plus grand sens de « l’honneur » de Saladin, bien que les classes dirigeantes moyen-orientales étaient certainement plus civilisées en général que les envahisseurs. C’était seulement la différence entre l’impérialisme d’une minorité exécrée, et la résistance populaire.

Les croisés ne s’en remirent jamais. La troisième croisade fut montée en réponse à Hattin et à la chute de Jérusalem. Mais sous la direction du roi Richard Ier d’Angleterre –un roi grossier et brutal sous le commandement duquel massacre et pillage reprirent –la campagne militaire fut un échec. Habilement commandée, l’armée féodale conserva sa suprématie tactique, et Saladin garda ses forces légères à distance. Mais la faiblesse stratégique des croisés subsistait, et Richard, convaincu que Jérusalem ne pourrait être tenu, abandonna le projet de la reprendre. L’impérialisme peut frapper plus fort. Mais, contre une insurrection nationale, il ne peut stabiliser ses conquêtes, et ne défend en fait que le sol sur lequel ses soldats se tiennent. 

Même ainsi, les croisés maintinrent une bande de territoire le long de la côte, où ils restaient entassés dans des forteresses, et où des hommes et des approvisionnements pouvaient arriver par la mer. En effet, cernés par des masses hostiles, les repaires croisés étaient incapables de survivre sans un apport extérieur. Leur existence, et leur dépendance, aidèrent à maintenir vivante l’idéologie de la croisade en Europe occidentale durant une grande partie du XIIIe siècle. Les croisades suivantes furent cependant facilement détournées par des conquêtes faciles et par des avantages commerciaux. La quatrième croisade (1202-1204), par exemple, se termina par le massacre et le pillage du Constantinople chrétien. Il y en eut quatre autres, mais elles s’avérèrent toujours plus incapables d’amener du secours aux derniers restes du pouvoir des croisés sur la côte Levantine.

S’il fallut un siècle pour prendre toutes les forteresses croisées (la dernière tomba en 1291), cela s’explique par la faiblesse islamique. La révolution de Saladin était limitée. Son empire s’effondra après sa mort en 1193. Bien que sa dynastie, et avec lui l’union de la Syrie et de l’Egypte, perdura jusqu’au milieu du XIIIe siècle, le régime ayyubide étant affaibli par les problèmes récurrents des premiers États islamiques : leur manque d’enracinement dans la société civile, l’instabilité, et la préoccupation constante pour la sécurité et la survie qui en découlent. La réponse ayyubide fut de créer des armées d’esclaves-soldats, les Mamelouks. Mais ceux-ci, comme les mercenaires turcs des Abassides avant eux, se révoltèrent finalement contre leurs maîtres et s’emparèrent du pouvoir. Ceci était bien entendu une confirmation supplémentaire de la faiblesse structurelle des premiers États islamiques. Ce fut un régime mamelouk qui défendit avec succès le Moyen-Orient contre les envahisseurs Mongols d’Asie Centrale en 1260. Quand les Mongols menacèrent de nouveau, et que les croisés plus désespérés que jamais cherchèrent à s’allier avec eux, les Mamelouks liquidèrent les dernières places-fortes croisées sur la côte.

Quelques conclusions
1) Dans les sociétés pré-capitalistes, les trajectoires du développement social et économique étaient différentes de celles de la formation de l’État et de la compétition géopolitique. De longues périodes de stabilité dans la technologie et la productivité du travail impliquaient que l’usage du pouvoir d’État dans des guerres d’agression serve de mécanisme essentiel. Cela permettait aux classes dirigeantes victorieuses de s’emparer des surplus aux dépens de leurs rivales. L’intensité de la compétition géopolitique exigeait que de tels surplus soient utilisés avant tout pour l’accumulation militaire.

2) L’indépendance relative de l’État à l’égard de la société civile signifiait néanmoins que les régimes étaient dépourvus de bases solides. L’instabilité était un fait central des premiers États islamiques. Les dirigeants s’élevaient au-dessus des tribus et des villes, qui étaient alors les éléments clés du nouvel ordre social dominé par les arabes, et ils investissaient leur surplus dans des palais, une architecture monumentale, des mercenaires, et des guerres dynastiques.

3) Le féodalisme occidental fut une exception partielle à cette règle générale. En reliant la propriété de la terre au service militaire – au contraire des systèmes islamiques de tributs et de mercenaires— l’État et la classe dirigeante formaient un bloc compact : princes, nobles, et chevaliers étaient étroitement liés par des liens d’allégeance et de dépendance reposant sur des intérêts communs. Un système militaire particulier et hautement efficace s’inscrivait dans cet ordre social – fondé sur une petite élite de groupe de troupes de cavaliers de choc capables de dominer le champ de bataille, et un paysage parsemé de châteaux qui dominaient le territoire et qui étaient faciles à défendre.

4) Les limites du féodalisme occidental apparurent au travers des croisades. Chevaliers et châteaux coûtaient cher. Une surexploitation était par conséquent nécessaire pour fournir les ressources. La rancœur que cela causait pouvait être contenue par la peur de la violence féodale, aussi longtemps que l’opposition restait dispersée. Le féodalisme normand survécut en Angleterre après la conquête parce qu’aucun mouvement de résistance générale ne se développa. Par contre, le djihad moyen-oriental permit à Zengi, Nouredine, et Saladin, de construire un super-Etat islamique, de mobiliser les masses musulmanes, et de commencer la destruction des États croisés. Ce fut l’équivalent médiéval d’une lutte de libération nationale. Ce fut toutefois limité par la perspective de classe et les luttes de factions des leaders islamiques, à tel point qu’il fallut 150 ans pour en finir avec les États croisés.

5) Finalement, les croisades durèrent presque exactement 200 ans. À ce moment, les États croisés n’avaient rien apporté. Leurs dirigeants étaient des exploiteurs brutaux qui dirigeaient par la force et la peur. En cela, ils reflétaient la violence inhérente et le caractère turbulent du féodalisme occidental. Les dirigeants de l’Occident exportaient en effet l’excès de violence généré par le système féodal vers le Moyen-Orient, afin de stabiliser leur propre ordre politique. La disparition de ce mécanisme d’évacuation de la pression produisit une augmentation notable de la violence féodale à l’intérieur de l’Europe. (22)

Neil Faulkner
Traduction de Jordan Belgrave

Neil Faulkner est archéologue professionnel. Il est l’auteur de trois livres sur l’empire romain. Ayant déjà écrit pour nous un article « Analyse marxiste de l’empire romain » dans Socialisme International N° 10, Il a accepté à notre demande d’écrire ce nouvel article pour la revue N° 14.
Références
1  On peut trouver un bon résumé et une bonne défense de la théorie marxiste classique dans l’article de Chris Harman ‘Analysing Imperialism’, paru dans International Socialism 99, été 2003, pp3-25.
2   La fusion est cependant incomplète et contradictoire, comme l’a souligné Alex Callinicos dans ‘Imperialism and global political economy’, International Socialism 108, automne 2005, pp109-110.
3  Le cas britannique pour l’économie agricole médiévale a été beaucoup étudié et commenté. Les contributions récentes les plus importants sont Village, Hamlet and Field: changing medieval settlements in Central England par C. Lewis, P. Mitchell-Fox et C Dyer, (Macclesfield, 2001), et Shaping Medieval Landscapes: settlement, society and environment de T. Williamson (Macclesfield, 2003).
4  Le terme « stable » est préférable au terme « stagnant ». Ce dernier  implique quelque chose d’inférieur et anormal. Pire, cela implique une conception téléologique et déterministe de l’histoire, dans laquelle le progrès technologique et la hausse de la productivité seraient considérés comme la norme. Je pense que Chris Harman fait parfois cette erreur en parlant des sociétés pré-capitalistes dans A People’s History of the World (London, 1999).
5 Making a Living in the Middle Ages: the people of Britain, 850-1520 de C. Dyer, (London, 2003), pp23-24.
6  Manifeste du Parti Communiste, The Revolutions of 1848 de Marx, (Harmondsworth, 1973), pp70-71.
7   Les termes ‘accumulation politique’ et capital politique ont été largement utilisés dans les écrits marxistes sur les sociétés pré-capitalistes. Ces termes sont des détours abstraits. La vérité est toujours concrète. Le pouvoir politique dépend de la capacité militaire. C’étaient vraiment les moyens de faire la guerre qui étaient accumulés.
8 The Decline and Fall of Roman Britain (Stroud, 2000) et Empire of the Eagles: the rise and fall of ancient Rome, 753 BC to AD 476 de Neil Faulkner (à paraître). Voir aussi mon article dans Socialisme International N° 10
9 A People’s History of the World (London, 1999) de C. Harman, p141.
10 The Normans de R Allen Brown (London, 1984), pp19-48.
11   cité dans The Crusades and the Holy Land de G. Tate (London, 1991), p131.
12   Allen Brown, ibid.
13 Il y a une gigantesque littérature sur le déclin des anciennes cités. Parmi les études les plus utiles, on peut citer : Mohammed, Charlemagne and the Origins of Europe par R Hodges and D. Whitehouse (London, 1983); et N Towns in Transition: urban evolution in Late Antiquity and the Early Middle Ages de Christie and S. T. Loseby, (Aldershot, 1996).
14  A History of the Arab Peoples de A. Hourani (London, 1991), pp81-97.
15   Harman, ibid, p129.
16   Hourani, ibid, pp32-43.
17   Hodges and Whitehouse, ibid, pp151-157.
18   Ibid, p156.
19   Hourani, ibid, pp96-97, 172-188.
20 Le récit classique des Croisades est celui Steven Runciman dans
A History of the Crusades (3 vols, London, 1965 dans la lignée d’une grande partie de l’historiographie britannique, c’est un bon compte-rendu des événements mais faible sur l’analyse.
21   Tate, ibid, pp88-89.
22   La monarchie anglaise par exemple fut presque continuellement en guerre, contre les Gallois et les Ecossais, et contre les Français de 1263 à 1485. La guerre était l’état normal de l’entité politique féodale.
 


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